Un acte sacrificiel
« Hara-kiri » est un ballet hypnotique, coordonné, comme si tous les danseurs ne formaient plus qu’un seul être, réagissant tous ensemble de façon instantanée. Didier Théron réussit à merveille cette chorégraphie stylisée, belle et angoissante, où notre condition humaine se reflète comme dans un miroir.
C’est une chorégraphie difficile à tenir sur la longueur (ce soir-là, ils ont dansé pendant près d’une heure), qui touche à la performance, et qui semble s’emballer imperceptiblement. Les mouvements de chacun des danseurs sont influencés par ceux de tous les autres, comme s’ils étaient reliés entre eux, permettant cette coordination parfaite de l’ensemble.
Visuellement, on pense à ces majestueux ballets aériens d’étourneaux qui se déploient sur les villes au soleil couchant des premiers beaux jours. Comme eux, lorsque l’un des danseurs tourne ou change de rythme, les autres le font également dans un mouvement qui mêle détermination et poésie, et qui nous émerveille. Chaque danseur se déplace ainsi, sans se heurter, dans la même direction que les autres, tous entraînés dans le carcan social et politique de nos vies effrénées, où le temps de la réflexion personnelle nous est compté si nous n’y prenons garde. Ils ne forment plus qu’un groupe d’êtres qui agit comme s’il constituait une entité unique, se renforce de ces forces multiples, et c’est très impressionnant.
Et la musique originale de François Richomme, parfaitement appropriée, qui suggère des coulissements de pistons, des roulements d’engrenages, des soufflets, des bruits répétitifs de métro ou de train, un fond sonore très urbain, accompagne et renforce l’effet hypnotique du ballet.
Comme des infimes brisures
Mais Hara-kiri nous indique aussi que nous avons besoin du groupe, de rapports humains pour exister. Nous ne sommes pas seuls, et il nous faut trouver l’équilibre vital entre l’individu et la société. Ce groupe-là fait force, multiplie les énergies de chacun, applique les principes de la démocratie avec le partage des décisions, la communauté des gestes et l’absence de leader. Il est en même temps inquiétant par la succession sans fin de mouvements géométriques.
Et dans cette coordination parfaite, aussi belle que redoutable, des tentatives d’échappées, comme des infimes brisures, de chacun des personnages qui sort tour à tour du groupe, s’exprime seul, avant de renoncer et de reprendre le fil du mouvement. Comme des instants de révolte, où l’individu tente de résister, de s’affirmer hors du collectif. Parce que Hara-kiri a en effet pour fondement un propos politique revendiqué par Didier Théron.
Hara-kiri, un rituel purificateur
Le ballet emprunte son titre au rituel japonais le plus célèbre, à la symbolique puissante, qui entraîne la mort irrémédiable par un acte sacrificiel qui se veut purificateur de l’âme. On trouve ce geste puissant dès la longue scène hallucinée qui sert d’introduction, où une danseuse évolue seule et sans musique, dans des hésitations et des questionnements, avant d’achever sa course par un hara-kiri explicite. Le groupe reprendra ce geste ensuite, individuellement ou collectivement, au cours de ses trajectoires étourdissantes.
Dans la dernière phase, certains s’effondrent, succombent. Leur corps inerte est alors traîné hors du groupe. Puis ils s’intègrent à nouveau dans l’ensemble, comme une renaissance, ou le remplacement d’un individu par un autre, interchangeable, qui applique instantanément les automatismes de cette autoorganisation dans une nécessité de survie, pour poursuivre la marche du monde. ¶
Martine Rieffel